1. Introduction

Que le désir féminin ait été nié pendant des siècles est un lieu commun du féminisme : c’est le pendant du fait que les femmes ont été généralement considérées comme objets du désir, et non comme sujets.

Ce qui fait moins consensus, c’est la manière dont on parvient aujourd’hui à faire place au désir féminin. Il me paraît évident qu’un soupçon général refait surface contre le sexe, dont les femmes apparaissent souvent victimes –et avec ce soupçon revient l’idée qu’elles risquent toujours d’être objets et non sujets en cette matière. Bien sûr, c’est un soupçon qui décrit et ne prescrit pas : qui déplore le fait qu’elles soient victimes, et ne voudrait pas en faire une fatalité. Mais il me semble que l’analyse de ce qui fait d’elles des victimes manque en général le problème central –et même contribue à entretenir ce problème, au lieu d’aider à le résoudre. Pour le dire vite : la réflexion moderne a heureusement établi l’innocence des violés. C’est un progrès moral pour tous ceux qui (comme moi-même) accordent une valeur à l’égalité de droits et de dignité entre les individus. Mais la manière dont on établit la culpabilité des violeurs me paraît faire encore une fois peu de place à la compréhension d’un désir féminin, et me paraît à nouveau refuser de penser les femmes comme sujets de leurs désirs.

Je voudrais d’abord rappeler ce qu’est le désir féminin dans le système machiste traditionnel (je dis machiste et non patriarcal, pour montrer que ce qui m’intéresse n’est pas seulement la question de savoir qui détient le pouvoir, mais plutôt celle de savoir comment on définit ce que sont les sexes, c’est-à-dire comment la sexuation a été vue comme une inégalité naturelle, ontologique). Je voudrais montrer ensuite que la prise de conscience féministe de notre époque continue de garder un présupposé essentiel de ce système machiste, tout en cherchant à lui échapper. A savoir : le présupposé selon lequel la pénétration physique d’un corps est une violence intrinsèque. Il suit de là qu’on ne reconnaît de sexualité innocente qu’à condition que la (voire « le ») pénétrée ait une initiative très éclairée à son égard. La conséquence de cette vision des choses me semble être qu’on continue de déposséder les femmes de leurs désirs, en accusant certains de ces désirs d’être illégitimes, trop peu pensés, trop légers, ou formatés par l’idéologie machiste. Je voudrais alors proposer une analyse qui nous fasse déplacer notre frontière entre viol et non viol ; qui le condamne clairement sans pour autant obliger les gens, en particulier les pénétrés, et en particulier les femmes, à formater correctement leurs désirs et leurs fantasmes. Je voudrais montrer qu’en mettant en cause le présupposé commun au système machiste et à la pensée moderne, on peut à la fois lutter plus efficacement contre la violence sexuelle et faire enfin une place sans réserve à la subjectivité féminine.

2. Nature et culture.

Dissipons immédiatement un malentendu possible. Il ne s’agit pas ici de définir un désir qui serait en lui-même féminin (le désir féminin par excellence), pour le défendre contre des tentatives de formater ce désir. Il ne s’agit pas de dire qu’il y a un désir féminin naturel à préserver contre des interprétations culturelles. Il ne s’agit d’ailleurs pas du tout de chercher à définir une frontière entre nature et culture. Je crois que la recherche d’une telle frontière n’a aucun intérêt, pour nous autres humains, tant est grande notre faculté d’invention. Comme le dit Pascal, si nous savons acquérir des « secondes natures », c’est que notre « nature » elle-même peut n’être qu’une « première coutume ».

Ce qui est ici en question, c’est comment peut (doit) se faire notre invention de nos désirs. La réflexion sociologique permet de remarquer comment les désirs individuels font partie d’une structure générale qui renforce un certain système de valeurs. Face à ce constat, ceux qui voudraient changer la société –par exemple pour une société plus égalitaire-- ont tendance à vouloir « libérer » les individus des désirs qu’ils ont acquis dans cette structure, dans l’idée que ces désirs les enferment dans un certain rôle –par exemple un rôle de dominés. Pour justifier ce projet, ces théoriciens militants ont souvent besoin d’un avatar ou d’un autre de l’opposition nature/ culture, ne serait-ce que pour expliquer que certains individus, en exprimant bien leurs désirs, sont en réalité manipulés. Mais quand ils cherchent à remplacer les désirs « manipulés » par les désirs « propres », la démarche a toujours quelque chose d’artificiel.

Pour ma part, contre ces théoriciens, je ne chercherai pas à montrer que ce qu’ils croient culturel est en fait naturel, parce que cette question même me paraît sans objet. Ce que je voudrais montrer (dans une intention qui n’est d’ailleurs pas moins militante que la leur), c’est que la recherche d’une société plus égalitaire peut se faire en écoutant nos désirs tels qu’ils existent et peuvent se constituer en discours, plutôt qu’en nous enseignant à guetter l’ennemi en nous --avec inquiétude. Le sens de nos désirs peut varier avec ce que nous en faisons, avec le rôle et la puissance réelle que nous acquérons, mais probablement pas uniquement par la lecture de traités qui nous expliquent ce qu’ils devraient être.

Autrement dit je crois qu’il faut laisser la parole à notre érotisme, à nous tous hommes et femmes, tel qu’il existe et pas tel qu’on estime qu’il devrait exister. Non parce qu’il serait « naturel » mais parce qu’il nous appartient, et que ce n’est qu’en écoutant quel discours il peut tenir aux côtés du discours de nos idéaux, que l’on verra naître des désirs qui à la fois seront authentiquement les nôtres, et seront en accord avec nos idéaux. Plus concrètement : on entend parfois dans le discours féministe que la sexualité des femmes a été artificiellement construite par le système des dominateurs. On aurait enseigné aux femmes à aimer être faibles, à aimer dépendre d’autrui, à aimer la force d’autrui, ainsi qu’à être indécises, dépendantes de la décision extérieure.

Virginie Despentes King-Kong théorie, chapitre 3 (« Impossible de violer cette fille pleine de vices ») :

« Ces fantasmes de viol, d’être prise de force, dans des conditions plus ou moins brutales, que je décline tout au long de ma vie masturbatoire, ne me viennent pas « out of the blue ». C’est un dispositif culturel prégnant et précis, qui prédestine la sexualité des femmes à jouir de leur propre impuissance, c’est-à-dire de la supériorité de l’autre, autant qu’à jouir contre leur gré, plutôt que comme des salopes qui aiment le sexe. »

De même Erica Yong, Le complexe d’Icare chapitre 16 :

Quand les hommes disent non, c’est non. Quand c’est une femme, cela signifie oui, ou peut-être (au minimum). C’est même devenu une bonne plaisanterie. Et, petit à petit, les femmes se sont faites à cette idée et ont fini par y croire aussi. Après des siècles de vies obscurcies par de telles hypothèses, elles ne savent plus ce qu’elles veulent et sont incapables d’aucune décision. Et les hommes, bien entendu, détournent la question, en moquant leur indécision et en mettant le tout sur le dos de la biologie, des hormones et du stress prémenstruel.

Il me semble que nous n’avons pas nécessairement à penser cet état de choses comme le résultat de manipulations ancestrales. Bien sûr que nous apprenons tous un discours, des valeurs, des sentiments, des fantasmes. Je ne veux pas discuter cela.

Je veux parler du fait que ces caractères et ces fantasmes (souvent féminins, mais pas uniquement) ont une certaine plausibilité, au sens d’une certaine capacité à tenir la route sans qu’on les force. Ils ne tiennent pas toute leur existence de la manipulation active et malveillante de dominants cherchant à les inculquer par tous les moyens. Ils sont repris, pensés, vécus. Certaines personnes y respirent. Ils ont leur logique. Ils n’explosent pas dès qu’ils ne sont plus soutenus activement par une moitié de la population qui y aurait intérêt. Et cette logique elle-même doit être entendue, si l’on veut faire justice à tout le monde, et non pas simplement remplacer une manipulation par une autre.

3. Désir féminin dans le système machiste.

Dans le système machiste traditionnel, on fait difficilement une place au désir féminin. Non pas simplement parce qu’on ne s’y intéresse pas et qu’on ne l’entend pas. Mais plus profondément parce qu’on ne le comprend pas. « On » ne le comprend pas, veux-je dire, dans l’appareil théorique dont on dispose. Autrement dit les hommes ne le comprennent pas ; et les femmes ne le comprennent pas –se trouvent contradictoires, perverses, etc. La raison essentielle en est la violence intrinsèque qu’on attache à la pénétration sexuelle d’un corps par un autre. Pénétrer quelqu’un c’est lui faire violence, qu’il soit ou non d’accord. Il y a donc toujours un mal commis à l’égard du pénétré : on le prend, on le dépossède de lui-même, on le fait sien, on se l’assure, on marque sa soumission. Qu’il soit d’accord, finalement ou initialement, avec la pénétration, n’y change strictement rien. Comme le montre Viragello dans son Histoire du viol, le crime du viol est d’abord indifférent à la question de savoir s’il s’est fait « par violence ou par séduction ». Dès lors qu’on a pénétré quelqu’un on ne l’a pas respecté, puisqu’on l’a pris, au lieu de le laisser être à lui-même. Mais on a aussi par là fait taire tout désaccord : il a capitulé. Quoi qu’il puisse maintenant en dire, il est à nous.

Il faut insister sur cet élément très important de ce système : le consentement ou le refus immédiat des femmes n’est pas quelque chose qui ait un sens quelconque. Non pas simplement parce qu’on leur refuserait le droit de disposer d’elles-mêmes, les considérant comme esclaves ; mais parce qu’on ne pense pas que la structure de leur volonté en matière de sexe puisse être de l’ordre du « oui » et du « non ». On considère qu’il est normal de protester pour ne pas être pénétré, parce qu’il est normal de se défendre d’une violence extérieure (il serait pervers de ne pas protester) ; mais on considère qu’il est également normal de se sentir appartenir à qui nous a pénétré, puisque c’est un fait (il serait donc menteur, incorrect, de continuer de protester). Les protestations avant la pénétration sont ainsi attendues, quelle que soit la situation ; en revanche les protestations après n’ont pas de sens, elles sont inutiles, comme le refus d’une évidence : on a capitulé, pourquoi le nier ?

Où donc est la volonté des femmes, s’il est habituel qu’elles protestent, voire crient quand on les poursuit, et néanmoins prennent plaisir à être prises ? Que prendre en compte, si prendre une fille c’est nécessairement la forcer, et par là lui faire du bien ? Ce n’est certainement pas en criant qu’elle manifeste une authentique volonté de ne pas être prise. C’est, bien plutôt, en faisant en sorte que cela soit impossible, c’est-à-dire en ne se livrant pas à ceux qui risquent de la désirer (par exemple en n’étant pas là, ou en étant accompagnée par des défenseurs).

Corrélativement, dans ce système on ne voit pas l’illégitimité dans le fait de contraindre, frapper, etc., mais dans le fait de faire tout cela en-dehors de toute règle. L’acte sexuel étant de toutes façons quelque chose qui nous rend maître de quelqu’un (maître de son esprit par son corps : quand on l’a pénétré il nous a accepté), il est en lui-même quelque chose de violent. Mais puisqu’il n’est pas toujours illégitime, ce n’est pas sa violence qui le condamne, et le tort que l’on fait n’est pas proportionnel à la résistance de celle à l’égard de qui on a été violent : elle, qui a subi cette violence, a été conquise par là même, donc doit reconnaître qu’elle l’a de fait admise. Il est alors assez logique qu’on ne conçoive de crime en matière sexuelle que contre l’ordre établi –c’est-à-dire contre le système familial, l’ordre social, etc. : cette femme qui a été conquise n’aurait pas dû l’être.

Parallèlement, le devoir de la femme est quelque chose d’un peu complexe. D’un côté, on pense qu’elle doit se défendre, comme un roi doit défendre son royaume. D’un autre côté, la société ne pourrait se satisfaire de n’être composée que de femmes qui se défendraient trop bien. Une femme doit donc en général se défendre, pour son bien à elle, mais aussi savoir reconnaître son maître, pour le bien de tous. Elle doit, tout simplement, connaître sa place, décidée par un ordre prédéfini, selon lequel elle doit appartenir à untel plutôt qu’à tel autre.

La femme qui capitule se fait ainsi toujours un peu de mal, dans la mesure où par là elle reconnaît son infériorité. Mais ce mal n’en est pas vraiment un quand elle la reconnaît devant un maître de valeur, c’est-à-dire quand elle ne la reconnaît pas trop vite, et pas devant n’importe qui. L’honnête femme ploie devant celui qui est digne d’elle. Qu’elle ploie (et finisse par y prendre plaisir, donc adhère à sa propre reddition), c’est naturel : c’est toujours une marque de faiblesse, mais de faiblesse excusable, puisque c’est la faiblesse de son sexe –de laquelle seules les saintes (celles qui se destinent au plus haut) sortent vainqueures. Mais du moins ne doit-elle pas viser trop bas, sans réfléchir. Le mal qu’elle fait si elle vise trop bas est non seulement fait à elle (elle ne se s’est pas donné assez de prix) mais aussi au groupe auquel elle appartient, et enfin à l’ordre général de la société : une femme bien qui se fait prendre par le premier voyou venu, c’est une femme bien de moins pour les gens bien –une femme perdue. On comprend bien qu’il s’agit de se défendre aussi bien des attaques extérieures que de sa propre tendance à capituler. Autrement dit, pour bien se conduire il s’agit non pas de protester si l’on est attaquée, mais de n’être pas où l’on sera attaquée.

Cette explication rend compte d’un certain nombre de comportements machistes, en eux-mêmes assez étranges pour qui a été élevé dans un environnement étranger à ce système : cela explique pourquoi, espérant un assouvissement sexuel, ils agressent si souvent, dans la rue (« T’es mignonne ! » dit sur un ton menaçant). Pourquoi ils insultent une femme d’aimer le sexe (« tu aimes ça, salope »), alors qu’en même temps ils en jouissent, et seraient mieux fondés à lui être reconnaissants. Pourquoi ils accusent si facilement une femme de ce qu’ils lui font quand ils lui font violence, alors que cela n’est une violence que pour elle, et ne leur apporte à eux, théoriquement, que du plaisir. Pourquoi, donc, ils ne perçoivent effectivement pas que la violence qu’ils font est leur action, dirigée contre quelqu’un qui en souffre. A quel point ils ne comprennent pas ce que c’est que vouloir et ne pas vouloir, pour une femme.

Cela peut aussi expliquer l’inconscience des violeurs que note Virginie Despentes, dans le chapitre cité ci-dessus :

« Si ça a pu se faire, c’est qu’au fond la fille était consentante. Qu’il y ait besoin de la frapper, de la menacer, de s’y prendre à plusieurs pour la contraindre et qu’elle chiale avant pendant et après n’y change rien : dans la plupart des cas, le violeur s’arrange avec sa conscience, il n’y a pas eu de viol, juste une salope qui ne s’assume pas et qu’il a suffi de savoir convaincre. (…) Car les hommes condamnent le viol. Ce qu’ils pratiquent, c’est toujours autre chose. »

4. Prise de conscience féministe : l’importance du désir des femmes.

Il y a une abondante littérature féministe qui a cherché à faire reconnaître un fait très simple : les femmes sont des sujets, c’est-à-dire des êtres humains doués d’une volonté et de désirs qu’il faut respecter.

Le mouvement féministe (on peut dire je crois : la prise de conscience féministe) a alors (avec quelque succès) tenté de promouvoir une nouvelle éducation sexuelle, de dire que le sexe est une affaire de consentement ; que ce qui est licite ou non dépend uniquement de l’accord des volontés. Ce mouvement a cherché à déconstruire le schéma selon lequel une femme serait vouée à aimer et accepter ce qui en réalité l’agresse, donc à perpétuellement refuser ce qu’au fond elle aura finalement désiré, et à dire un non qui voudra forcément dire oui, pour peu qu’on parvienne à passer outre. Il n’est pas vrai, dit le féminisme, que ce soit toujours d’abord non et toujours, par l’action même, fatalement oui. Pour connaître ce que veulent les gens il faut les écouter : « oui » veut dire oui et « non » veut dire non, chez les femmes comme chez les hommes.

De la sorte, le vrai refus d’une femme n’est pas exprimé simplement par une préméditation active qui la préserve de se mettre en danger d’avoir à accepter une soumission : éviter de se trouver ici à cette heure-ci ou de s’habiller comme cela. Le vrai refus d’une femme doit s’entendre à ce qu’elle dit ici et maintenant. Aucune situation ne la met dans l’obligation d’accepter une soumission. La force ne fait pas droit. Forcer est une violence, la violence est toujours illégitime.

Corrélativement, le sexe peut être ce qu’elle veut, d’emblée, et cela ne regarde qu’elle. Elle ne fait rien de mal quand elle a du désir. Ni quand elle veut éveiller le désir.

Le désir qu’éveillent les femmes n’est simplement plus la seule chose à considérer, même si leur comportement montre qu’elles l’ont éveillé à dessein : celui qui désire doit s’assurer que son désir est réciproque avant de l’assouvir. En effet, une femme qui a envie de séduire n’a pas forcément envie de séduire tout homme, et n’a pas envie d’être forcée par tous ceux qui la désirent. Même quand elle est affriolante, donc, il faut écouter son refus ou son désir, et son « non » est un « non ». Le refus peut être une question d’instant parce qu’il peut être une question de désir. Bref, oui et non doivent s’entendre pour ce qu’ils sont. Il y a de ce point de vue une exacte symétrie entre les sexes. Nous sommes tous sujets et objets du désir les uns des autres, et nous ne désirons pas tous ceux qui nous désirent, pas plus que nous ne sommes désirés par tous ceux que nous désirons.

5. Difficulté d’entendre les désirs : le désir à nouveau soupçonné.

La claire position de cette nouvelle morale sexuelle ne suffit pourtant pas à comprendre le monde. Essentiellement parce qu’il ne suffit pas de dire aux uns d’entendre « oui » quand on leur dit oui, et « non » quand on leur dit non –il faut encore que les autresses n’entendent pas dire oui quand elles disent non, donc qu’elles n’aient pas honte du « oui » et qu’elles ne prient pas qu’on les force ; et qu’elles ne s’en veuillent pas à elles-mêmes d’être forcées quand elles le sont effectivement, se souvenant qu’elles ont parfois désiré l’être ; et qu’elles ne disent « oui » que si elles savent ce qu’elles disent. Encore une fois le langage et l’accord doivent se faire à plusieurs. La société éduquée par le féminisme n’est pas simplement la société qui se met à écouter ce que disent les femmes, quand la société d’avant se bornait à les faire taire. Car si elle ne fait qu’écouter les femmes elle n’entendra peut-être pas des choses si différentes de ce qu’elle entendait auparavant. Les femmes d’avant parlaient le même langage que les hommes d’avant. Elles étaient dans le même système et n’ont pas pu développer un langage, des concepts, des attentes et des sentiments à la marge du langage et des concepts communs. Les femmes d’avant voulaient se garder, y compris d’elles-mêmes, et se sentaient déshonorées d’êtres séduites par n’importe qui, et pouvaient préférer être violentées que séduites, pour marquer leur innocence, et dissimulaient leur désir y compris à elles-mêmes, et en disant « non » pouvaient en effet espérer qu’on entende « oui », et pouvaient être attirées par les plus dominateurs qui se trouvaient être les plus brillants, et gardaient de la pudeur y compris avec l’homme qu’elles aimaient, etc.

Tout d’abord, donc : que voit-on du désir féminin quand on observe le monde ?

Des fantasmes de viol, disait Virginie Despentes dans notre citation ci-dessus. C’est-à-dire un désir qui n’est pas si éloigné de l’ambiguïté que lui prêtait le système machiste. Ou, plus simplement : des jeux sexuels où la crainte ou la démonstration de force jouent un rôle, où la force et la faiblesse sont érotisées. Beaucoup de femmes disent qu’elles aiment les hommes forts, qu’elles aiment qu’ils mènent la danse, qu’elles préfèrent se sentir plus faibles, plus petites, etc . Qu’elles n’aiment pas prendre l’initiative, particulièrement en matière sexuelle. Certaines disent qu’elles aiment se laisser convaincre, voire se laisser vaincre… disent « non » par jeu ou incapacité psychologique de faire autrement, et sont parfois heureuses qu’on entende « oui ». Et beaucoup, dans ces jeux de force, ne savent plus trop si elles ont dit oui ou si elles ont dit non, voudraient que ce ne soit pas décisif, trouvent qu’elles se sont mal gardées, peuvent se sentir violentées alors même qu’elles ont exprimé leur accord –en sont d’autant plus mortifiées, voudraient que ça ne compte pas--, se trouvent coupables de quelque mal, et en tout cas ont l’impression que leur propre désir les a piégées, parce qu’elles se sont remises entre les mains de gens qui ont abusé d’elles –entre les mains d’hommes qui ne se soucient pas d’elles, par exemple, ou d’hommes violents, ou dominateurs de quelque façon, qu’elles avaient pourtant désirés à cause de ce caractère même.

Quel désir entendre ?

Des féministes ont nié que les plaisirs des jeux de force et le désir de se sentir dominée puissent être « authentiquement » partagés par les femmes, arguant qu’il s’agit seulement de fantasmes d’hommes imposés aux femmes. Certaines disent que l’érotisation de la puissance d’autrui et de sa propre faiblesse, comme l’érotisation de son hésitation et le souhait d’en être sortie par l’initiative d’un autre, peuvent bien certaines fois être des faits, mais résultent d’une « violence symbolique », pour reprendre le mot de Bourdieu (signifiant, non que la violence n’est pas réelle, mais que les symboles qu’enseigne une société contribuent à établir et maintenir la violence des dominants).

S’il en est ainsi, on ne peut donc pas se contenter de faire taire les uns pour écouter les autres. Il faudra libérer les femmes des désirs anciens formatés par les dominants, pour enfin entendre les désirs libres des êtres libres. Sur le site « sos femmes accueil », on voit clairement mis en œuvre ce genre de projet, qui me semble assez typique d’un certain nouveau « bon sens ». On répète aux femmes prises dans des relations amoureuses violentes, ou mortifiées de s’être laissé séduire dans des circonstances qu’elles regrettent, qu’elles n’ont jamais eu aucune part dans ce qui les a piégées ; que leur relation avec un homme dominateur ne peut qu’être le fait de sa violence à lui, que ce qui leur fait du mal ne peut être arrivé de leur fait, quoi qu’elles aient dit ou fait. Et que si elles croient avoir eu un désir, c’est que la violence de l’autre est allée jusqu’à prendre la figure de leurs désirs à elles : c’est avec leur propre prétendu désir qu’on les a piégées.

Et parallèlement on ne dit pas vraiment aux hommes que le « oui » des femmes est un « oui », et que leur « non » est un « non ». On dit qu’il faut entendre « non » au-delà de ce qui est dit, que celles qui disent oui ne savent pas toujours si bien ce qu’elles disent, qu’ils risquent toujours de faire violence à celles qui ont l’air de vouloir l’étreinte sexuelle, qu’il faut garder les femmes au-delà de ce qu’elles font elles-mêmes –particulièrement les jeunes filles.

Bien plus : on soupçonne nombre de femmes d’exprimer des désirs qui ne sauraient authentiquement leur appartenir ou des volontés viciées –des désirs dangereux qui les enferment et risquent d’en enfermer d’autres après elles. Par exemple Catherine Millet quand elle parle d’échangisme, par exemple aussi Virginie Despentes quand elle parle de prostitution.

6. Violence de l’indifférence au désir.

Voilà donc à nouveau soupçonné le désir féminin, sous prétexte qu’il peut mener les femmes à se faire du mal à elles-mêmes. Voici qu’à nouveau, pour qu’un acte sexuel soit innocent, il faut prendre garde à des conditions générales qui dépassent l’instant –au lieu de se préoccuper du désir. Le désir n’absout pas, il est suspect. Il fait le jeu des dominants. Il est l’aliénation suprême. Il faut vérifier à quoi il correspond, que la pénétrée sait parfaitement bien qui est le pénétrant, ce qu’il veut, combien de temps il le voudra, etc. Il faut se méfier du désir des femmes, pour elles, dans leur propre intérêt. Comme avant.

Que s’est-il passé ? On a fait la confusion suivante : sous prétexte que la sexualité a été dans le système machiste exercée indistinctement comme violence et séduction, et a été vécue par les femmes indistinctement comme désir d’être violentées et désir d’accord, on nie tout désir qui ressemblerait à un désir de s’en remettre à la volonté d’un autre, pour délégitimer tout acte qui ressemble à de la domination –au lieu de se demander ce qui doit définir un acte comme violent, et ce que pourrait être (logiquement et en fait) un « désir d’être violentée ».

Ce qui doit définir un acte comme violent. D’abord : qu’est-ce qui fait la violence du sexe ? Quand le sexe est-il violent ? Question capitale à mon sens, car le problème du machisme n’est pas simplement qu’il s’est prévalu du désir d’être violentées des femmes pour les violenter effectivement ; c’est parallèlement, et dans le même mouvement, qu’il a prétendu les violenter effectivement alors même qu’il répondait à leurs désirs. Je pense ici à l’extraordinaire correspondance entre Héloïse et Abélard : alors même qu’Héloïse affirme à Abélard qu’elle a aimé leurs ébats et qu’elle les désire encore, Abélard s’obstine à les voir comme une monstruosité et une violence qu’il lui a fait subir à elle. Comprendre ici la psychologie d’Abélard me paraît au moins aussi difficile que de comprendre les oxymoriques désirs féminins de viol.

C’est-à-dire : le problème du machisme est qu’il a prétendu définir une violence contre les femmes, indépendamment du désir féminin. Et cela parce qu’il niait tout bonnement la possibilité du désir authentique et innocent d’être pénétrée. Le problème du machisme est qu’il a construit la psychologie féminine comme nécessairement inconséquente –puisque les femmes aimaient ce qui les agressait. Alors que cette inconséquence était parfaitement réversible –puisque les hommes croyaient agresser y compris ce qu’ils faisaient jouir. L’inconséquence est bien celle du système et non des psychologies individuelles : c’est l’inconséquence d’une définition de la violence contre une personne, qui ne se réfère jamais au refus d’entendre cette personne. Posant l’axiome suivant lequel pénétrer est une violence, on ne peut expliquer autrement que par des bizarreries le caractère acceptable de cette si commune (et parfois si désirable) violence. __ Ce que peut être un désir d’être violentée.__ Je reviens aux fantasmes de viol et je voudrais les interroger : une personne qui a des fantasmes de viol a-t-elle vraiment envie de se faire agresser –serait-elle heureuse et satisfaite de l’être pour de vrai, par quelqu’un d’armé par exemple, qui lui donnerait lieu de craindre pour sa vie ? Poser la question c’est y répondre, me semble-t-il. Par définition nous ne pouvons pas vouloir ce qui nous agresse, c’est-à-dire ce que nous ne voulons pas… Ce qui prétend aller contre notre propre élan, quand nous en avons un. Nous pouvons aimer suspendre tout élan, ou aimer nous faire peur, ou aimer risquer notre vie. Mais aimer c’est accepter, c’est acquiescer. Ce n’est pas refuser. L’agression qui va contre ce que nous désirons ne peut être elle-même désirée, car si elle est désirée ce n’est précisément plus une agression.

Cette remarque est une simple remarque logique. C’est aussi un refus de se satisfaire d’une expression contradictoire pour exprimer les désirs d’une personne… parce que l’attribution contradictoire revient à empêcher les personnes de se penser comme entités unifiées, c’est-à-dire de se penser comme personnes –et dans une certaine mesure d’en être.

Il semble que je rejoigne notre nouvelle morale sexuelle en disant : «Les femmes ne peuvent pas désirer être violentées ». Mais mon « ne peuvent pas » relève de la logique, et non de la méthode Coué. Il signifie que nous devons construire l’outil conceptuel qui nous permettra de donner une existence compréhensible à ce qui est –pas que nous devons être sourds à certains désirs exprimés.

Pour notre nouvelle morale sexuelle, nous ne pouvons pas avoir désiré ce qui nous est arrivé dans le viol, parce que nous n’aurions jamais pu vouloir une chose aussi horrible que ce qui nous est arrivé. Et si nous croyons l’avoir désiré, ajoute-t-elle, c’est que nos désirs nous trompent.

Mais il me semble qu’elle ferait mieux de nous laisser penser ce que nous avons pu effectivement déjà désirer et ce que nous avons refusé de tout notre être quand c’est arrivé, pour nous laisser comprendre et construire la différence. Elle pourrait alors entendre ce qui s’est passé pour nous dans le viol réel et qui en fait quelque chose d’intolérable. Or, très bêtement, je dirais : dans notre fantasme il y a une excitation, une adhésion en nous pour ce qu’on nous ordonne et ce qu’on nous fait. Il y a une délicieuse transformation de la crainte en désir, une obéissance interne à quelque chose d’extérieur qui nous échappe et nous emporte. Il y a le plaisir de remettre le contrôle de soi entre les mains d’un autre, de ne pas savoir où l’on va et d’en jouir. D’être pure écoute, pure matière. De « transformer l’ordure en beauté », comme le dit joliment Marguerite Duras . D’être conquise. Cela n’a rien à voir avec une prise de possession externe à laquelle rien en nous ne répond. Dans le viol réel on ne nous a précisément pas « prise », au sens où ils l’entendent tous benoîtement, parce que rien ne nous a amenée à désirer ce qui arrivait (y compris j’imagine dans les cas, s’ils existent, où il y a une excitation corporelle, à laquelle on n’adhère pas, par exemple parce que la peur continue de nous dominer plus que tout autre sensation). Ce n’est pas que « nous n’aurions jamais pu vouloir une chose aussi horrible que » la suite d’événements physiques qui a eu lieu. C’est que, n’ayant de fait pas voulu cette suite d’événements, elle a été une chose horrible. Rien d’autre n’en fait une chose horrible. Le désir est ce qui est capital, ce qui fait toute la différence entre violence et non violence. Une femme qui dirait : « J’ai été brutalement baisée par un inconnu qui ne m’a pas demandé mon avis, et j’ai trouvé que c’était une expérience intéressante », ne devrait pas être considérée comme quelqu’un qui a été violée à son insu et méconnaît une agression grave contre elle-même.

Pour ma part je dis donc que le désir d’être concrètement violentée n’existe pas, non pas parce que le désir qu’il y a en fait chez les personnes réelles risque parfois d’être une duperie millénaire ; mais parce que le désir qu’il y a, quand il est là, fait de l’acte désiré une belle chose, qui par conséquent l’empêche d’être une violence. Le désir, ici et maintenant, qui regarde très exactement les personnes en jeu à un moment précis. Quand on nous a violée c’est ce désir qui a été absent. Plus exactement : ce qui a constitué l’événement comme agression et pure violence, c’est que le désir a manqué, n’a pas même été recherché par l’agresseur. En revanche rien de ce que je pourrais désirer dans mes fantasmes les plus débridés, y compris une soumission totale à un maître violent, ne pourrait constituer un désir de violence contre moi, par le fait même que ce serait mon fantasme, mon désir, c’est-à-dire quelque chose qui m’excite dans mon corps et mon âme. Rien de ce que je pourrais désirer pour moi ne pourrait être une violence contre moi, et encore moins bien sûr une faute de ma part.

7. Exister corps et âme pour avoir une volonté.

L’horizon du consentement mécontente ceux qui pensent à tous les cas difficiles où il n’est pas très clair de distinguer ce que l’on a fait de ce qui s’est fait par nous, ce à quoi on aurait pu un peu plus s’opposer, ce qu’on a accepté de subir par flemme, ce qu’on a transformé en désir pour éviter l’affrontement, etc. Ils craignent qu’on demande trop à une femme de chercher ce qu’elle veut et a voulu, par introspection, de peur qu’on la culpabilise du mal qu’elle peut ressentir. Mais je réponds que le flou de la frontière entre désir et non désir, volonté et soumission, n’est gênant que si l’on persiste à voir le mal dans la pénétration elle-même –grosse d’une symbolique qu’on n’interroge pas ; si l’on persiste à percevoir qu’objectivement, pénétration vaut possession. A l’inverse de cela j’insiste pour qu’on ne reste pas sourd à ce qu’il y a d’action dans l’acquiescement, à ce qu’il y a d’un sujet dans un plaisir, un désir ou (indistinctement) une froide volonté. Ce qui est grave est le mépris du sujet.

Cette position a-t-elle l’aberrante naïveté de ceux qui ne savent pas faire la différence entre désir et volonté –de ceux qui définissent bêtement la liberté par la soumission à ses propres désirs ?

Non pas. J’avoue évidemment que l’on peut errer dans ses désirs, être attiré par ce que finalement l’on regrettera, se faire du mal à soi-même, et tirer profit du conseil d’autrui. Mais je ne vois pas qui d’autre que soi-même, en dernier recours, peut travailler à comprendre ce qu’on veut authentiquement, par une réflexion sur ses propres désirs, ses propres valeurs et ses propres projets. La distinction entre désirs et volontés, ou entre désirs authentiques et désirs trompeurs, ne peut se faire de l’extérieur.

Il me semble que si la société qui est la nôtre, avec sa nouvelle morale sexuelle, peine autant qu’autrefois à faire place à la subjectivité féminine, c’est qu’elle a le même défaut que le machisme : elle ne fait aucune différence entre le corps et la personne d’une femme. Elle a l’idée qu’en entrant physiquement dans son corps, avec ou sans sa complicité, on lui prend son âme. Le désir ou l’absence de désir ne changent rien au fait de la reddition –cela peut seulement faire, mais pas inéluctablement, qu’une femme soit contente ou affligée d’être à un autre. Dans les deux cas de toute façon, dès que quelqu’un a introduit quelque chose dans son sexe, une femme ne s’appartient plus à elle-même. Comme si nous autres femmes (et plus largement nous autres pénétrés) étions affectées d’un divorce entre notre moi et notre conscience –le moi solidifié dans notre corps, la conscience planant désespérément au-dessus de tout ça. Le moi (mal) protégé au fond de notre sexe, se donnant à ceux qui viennent l’y chercher ; la conscience pleurant parfois le désastre, mortifiée le cas échéant d’une mauvaise soumission.

Or si « se donner » à autrui, s’effacer au contact d’un autre corps et devenir un corps qui lui appartient peut être un fantasme, il me semble bien évident que ce n’est pas ce que nous faisons dès lors que quelque chose est introduit dans notre corps. Notre corps, comme celui de tous, a des limites physiques : il a bêtement une masse, un poids, un volume, qui peuvent être inférieurs à d’autres masses, poids, volumes. On peut lui faire voire lui faire faire des choses que nous ne faisons aucunement. Et l’utiliser ce n’est pas nous conquérir, nous acquérir. C’est nous faire violence dans notre corps. Ainsi, faire place à la subjectivité féminine, c’est arrêter de faire le tri, à la place des femmes réelles, entre leurs désirs et leur volonté, au prétexte de les protéger de l’acte de pénétration elle-même, où elles risqueraient tant, y compris à leur insu, et y compris quand elles y ont part. Faire place à la subjectivité féminine, c’est par exemple accepter, avec nombre de femmes, que la pénétration elle-même n’est vraiment rien de si grave, de si conséquent, parce qu’elle ne vaut pas toujours reddition, abandon de soi à un autre. Il est possible (fréquent) de ne pas être tout entière et durablement dans un projet d’accueil de l’autre, quand on écarte les jambes. Il est d’ailleurs aussi possible de ne prêter jamais aucun sens de soumission à son désir sexuel féminin (peut-être au contraire certaines y voient-elles une façon de mordre dans le monde) –et en tout état de cause ce n’est pas forcément grave ni suprêmement traumatisant de faire cela par curiosité par exemple, ou parce qu’on a trop bu, ou par jeu, ou même pour de l’argent. A l’inverse vouloir protéger les femmes de la pénétration (de l’appétit d’envelopper ?), cela revient à leur interdire de s’approprier leurs actes sexuels, dans les cas où c’est bien elles qui agissent, comme de s’en dissocier, dans les cas où on leur fait violence.

Se les approprier, comme on a besoin de le faire pour parler de ses désirs, y compris, le cas échéant, ses désirs qu’on regrettera par la suite : j’ai passé un mauvais moment avec untel entre les cuisses, j’ai été bête de fumer, je n’aurais pas dû aller au cinéma avec tel autre, j’ai été subjuguée par quelqu’un qui au fond n’en vaut pas la peine, j’ai été fascinée par son côté dominateur et finalement je me rends compte que je méprise son despotisme, etc. Tout cela est de l’ordre de ce que j’ai fait moi, pas de ce qu’on m’a fait. Ce que j’ai fait, y compris si je me suis laissée emportée. Ce que j’ai fait, même sous l’influence des autres, par erreur de jugement, ou dans l’hésitation, ne m’appartient pas moins, et c’est parce que cela m’appartient que j’ai une chance d’apprendre de mes erreurs éventuelles. Ce ne sont pas des choses dont les autres auraient dû me protéger, en déchiffrant mieux que moi ce que je pouvais vouloir ; quelque chose qui m’a frauduleusement été fait, avec parfois la troublante complicité de mes propres sensations. Il n’y a en moi aucun monstre. Pas d’ennemi dans la place. J’ai seulement, comme tout le monde, un moi très complexe et changeant, à construire constamment, à réfléchir, à connaître, à créer.

S’en dissocier, comme on se dissocie de ce à quoi on ne peut rien, de ce qui s’est fait sans nous, même si cela s’est fait par nous. Celui qui m’a pris la main pour appuyer sur une gâchette ne m’a pas fait commettre un meurtre. Celui qui a pénétré mon corps ne m’a pas séduite ni conquise, ne me l’a pas fait accepter, accueillir ou reconnaître, et ne m’a pas pris les commandes de moi-même. Ne m’a fait sentir aucune « supériorité » autre que bêtement physique. Le mal qu’il m’a fait n’en est un que parce qu’il me l’a fait à moi ; et si j’avais voulu y participer, cela n’aurait pu qu’en faire un bien, mais n’aurait jamais pu faire de moi la complice de quoi que ce soit d’ignoble.

Par conséquent aussi : dans les cas où la limite est floue, où dans son esprit, on cède à l’acte sexuel, plus qu’on ne le désire, par flemme ou gentillesse, par réflexe d’éviter le conflit, ou quand on transforme sa crainte en désir, on est peut-être (pas forcément !) en train de se faire du mal, dans la mesure où on regrettera peut-être cet acquiescement ; mais d’une part on ne fait en tout cas rien d’immoral. Et d’autre part si cette transformation de ma crainte en désir fait que ce que je refusais au départ devient pour moi un bon souvenir, cela ne signifie aucun reniement déplorable de moi-même. Car transformer sa crainte en désir est aussi une puissance –celle qu’on donne aux enfants quand on les engage à oser sauter.

En conséquence je crois qu’il faudrait bien revenir à l’horizon du consentement pour exclure la violence des rapports sexuels. Ce qui doit, à mon avis, condamner le viol est le fait brut qu’il ne fait aucune place au désir de la personne violée. L’un fait de l’autre ce que l’autre ne veut pas qu’on fasse de lui. C’est-à-dire ne désire pas, sur le coup. D’une manière inanticipable, inenrégimentable. D’une manière que personne n’aurait pu ou dû prévoir, par exemple en entachant de soupçon les désirs qui se contentent d’acquiescer, ou en craignant la complicité de fantasmes intimes avec le système machiste. Ce que l’autre ne veut pas s’écoute dans l’instant, pour non comme pour oui. Evidemment je ne dis pas que ce soit très simple, et je ne veux pas que ce soit très simple. Mais si l’on continue de construire la volonté des femmes a priori, en pensant à l’essence des rapports souhaitables et non à ce qu’elles disent et sentent, il est certain que l’on ne pourra pas arriver à les comprendre comme sujets unifiés, et notamment qu’elles ne le pourront pas.

8. La société complice de viol.

Il y a plus : je crois qu’en appelant n’importe quoi « violence », en construisant la confusion entre violence et séduction, entre une violence physique et une violence psychologique, la société se rend littéralement complice de viol.

Soyons claire : la violence physique empêche physiquement les gens de faire ce qu’ils veulent. On ne peut la surmonter que par une force plus grande (par exemple les forces de la police). La violence psychologique ne peut exister sans la complicité d’une société qui donne autorité au dominateur. Si la société ne veut pas participer à cette violence, elle n’a pas d’autre recours que de montrer aux dominés que, contrairement à ce qu’ils se représentent peut-être, rien de sa part ne les oblige, ni moralement (par le discours d’autorités) ni physiquement (par les forces de la police), à obéir aux dominateurs.

Concrètement, pour le cas qui nous occupe : si notre société voulait éviter d’être complice de la violence psychologique exercée par les violeurs contre leurs victimes, elle devrait clamer que pénétration ne vaut pas pacte de soumission, au lieu de clamer exactement le contraire, à savoir qu’une femme est forcément constitutivement volée à elle-même si on est entré par effraction en elle.

Comment, en effet, pourrions-nous être détruite, d’une part, par un événement qui ne nous déclasse aux yeux de personne ? Comment, d’autre part, pourrions-nous encore nous sentir coupables de ce que nous n’avons pas fait ? Comment enfin, pourrions-nous nous sentir coupable de ce que, le cas échéant, nous avons contribué à faire mais qui ne fait de mal à personne d’autre que nous, ni ne nous engage envers personne ? Nous ne pouvons être coupable envers autrui si d’aventure nous ne voulons pas aller au bout de ses désirs, quoi que nous ayons déjà fait et désiré avec lui. Nous ne pouvons l’être envers soi-même si nous avons pu contribuer à nous mettre dans une situation intolérable, car agir contre ses propres intérêts n’est pas se rendre coupable de quoi que ce soit.

La douleur psychologique du viol ne se combattra pas par la négation de certains désirs, mais au contraire en donnant pleine autorité aux personnes pour énoncer leur volonté, c’est-à-dire en ne remettant pas, pénalement, les unes sous la responsabilité des autres : c’est à chacun d’entre nous de comprendre ce qu’est sa volonté. Si quelqu’une voit dans le sexe quelque chose d’essentiellement grave, une façon de se donner à autrui qu’il ne faut pas prendre à la légère, absolument rien ne l’oblige envers autrui à prendre cela à la légère, quelle que soit l’heure tardive et quel que soit le lieu : son non est un non. Si quelqu’un la violente, c’est de son côté que sont la morale et la police. Mais parallèlement les autres ne sont pas coupables s’ils cherchent à la séduire, et ne l’agressent pas ce faisant (donc aucune force publique ne doit nous protéger des séducteurs) ; si c’est de son propre désir qu’elle se méfie, elle peut en tirer les conséquences pour ne pas se mettre en des situations qu’elle juge mauvaises. A l’inverse, si quelqu’une voit dans le sexe quelque chose qui peut être anodin, sans conséquence, absolument rien (ni la morale ni la prudence) ne lui interdit de s’y adonner tant qu’elle le désire, et rien non plus ne l’oblige à se sentir appartenir à qui croit l’avoir acquise : elle ne s’engage pas à quoi que ce soit envers ceux avec qui elle couche (aucune force publique ne doit l’empêcher de rompre une relation). Mais parallèlement les autres ne sont pas coupables d’entendre « oui » quand elle dit « oui », quel que soit le regret qu’elle pourra avoir de ce « oui » --ils ne sont pas coupables d’en entendre autant que ce qui est dit, ni engagés à en entendre plus (et aucune force publique ne doit pas les empêcher de rompre une relation).

La conséquence à mon sens évidente de tout cela est qu’il faut simplement cesser de définir le viol comme une agression spécifique, et qu’il faut le définir comme ce qu’il est : une façon d’utiliser une personne contre son gré, par la violence et la menace –au lieu de le définir essentiellement par la pénétration d’un corps. Ce dont il faut protéger les femmes, c’est, comme tout un chacun, de la violence, où elles risquent, comme tout un chacun, par-dessus tout la mort, et non par-dessus tout le contact de tel morceau de chair avec leur nid sacré.

9. Réinventer les symboles.

Profiter du scandale du viol pour condamner comme telle la sexualité polarisée en actif/ passif, les démonstrations de force et la fascination pour la force, me paraît donc une erreur fondamentale. Une erreur si l’on veut reconnaître aux femmes leur dignité de sujet, qui, aussi bien que d’autres, savent ce qu’elles veulent, et, aussi bien que d’autres, errent dans ce qu’elles veulent. Une erreur si l’on veut éviter d’enrégimenter les désirs. Si l’on veut reconnaître ceux-ci pour ce qu’ils sont, dans leur brutalité de désirs.

J’ai voulu montrer que si nous poursuivons le projet de nous en prendre à l’érotisme dominateur, il faut d’abord prendre conscience que l’éducation ne peut se faire que dans les deux sens : il faut aussi bien éduquer les uns à entendre le « non » comme un « non », que les autres à ne plus vouloir que leur « non » soit entendu comme un « encore ». Ce qui n’est pas forcément si aisé qu’il y paraît. Par ailleurs, j’ai voulu montrer que si nous poursuivons ce projet, il y a deux solutions possibles : ou bien nous réussissons une rééducation sexuelle générale, qui fait de chaque personne un sujet pleinement actif de ses désirs sexuels, et se choque de toute insistance en la matière –je ne suis pas personnellement certaine de vouloir cela, mais peut-être suis-je mal éduquée--, ou bien nous ne réussissons pas cela, et alors nous chassons encore une fois le désir de la place publique, nous le cantonnons à des lieux « prévus pour ça », nous recréons par exemple les liens sacrés du mariage, donc l’anneau, ou le voile, ou que sais-je –et j’ai envie de dire que nous aurons manqué ce qu’il y avait d’absolument exaltant dans l’abolition des vieilles règles.

Quant à moi je préfère ne pas poursuivre ce projet et adopter une troisième solution, qui laisse une certaine place aux désirs, y compris insistants –mais pas à la négation d’autrui ni à son utilisation pure et simple. Qui laisse les gens, y compris les femmes, être parfois emportés par leurs désirs, même s’ils ne sont pas sûrs de les approuver par la suite, et qui accepte le « risque » qu’on ait parfois après coup le sentiment de n’avoir pas pleinement voulu ce qu’on a fait.

Il me semble que nous avons une occasion unique de mettre le désir sur la place publique, c’est-à-dire de laisser aux gens la liberté de créer entre eux des rapports imprévus, non réglés, des affinités étonnantes, sans loi. Nous avons une occasion unique d’accepter le bazar et la liberté que peut mettre le désir entre nous. Une occasion de refuser d’enfermer la sexualité dans des règles d’échanges (dont je me demande d’ailleurs comment elles pourraient échapper aux idées de possession des uns par les autres). Je trouve cela exaltant, quoique fatigant. Et cela n’est possible sans dérive dominatrice que dans une société qui, en même temps, refuse de reconnaître les petites dominations personnelles, de déléguer aux uns une autorité sur les autres, de voir dans un rapport sexuel un pacte de soumission indéfectible de l’introduisant avec l’introduit, bref dans une société qui est à l’écoute de la réinvention des symboles, aussi bien que des comportements.

Laure Fournier